Pour le grand public, les choses semblent entendues : l’indépendance ne serait que le faux-nez du corporatisme et de l’irresponsabilité des magistrats. A l’inverse, se répand au sein du corps l’idée d’une expansion du champ disciplinaire. Une brève analyse du nombre de décisions rendues par le CSM ces dernières années permet d’infirmer les présupposés du grand public et de démontrer que le sentiment des magistrats est assez largement fondé : le CSM a en effet rendu autant de décisions au fond dans les 17 dernières années (2005 – 2022) que pendant les 45 années précédentes (1959 – 2004). Le mouvement, entamé au début des années 1990 s’est nettement accéléré ces dernières années, notamment depuis l’arrivée d’Eric Dupond-Moretti au ministère de la Justice. L’année 2021 est pour l’instant l’année de tous les records avec 14 saisines du CSM statuant comme instance disciplinaire pour les magistrats du siège (3 saisines pour les magistrats du parquet).
Faut-il regretter cette augmentation des poursuites disciplinaires ? Pas nécessairement : la confiance du justiciable dans l’institution judiciaire nécessite que les comportements inadaptés des magistrats – et nous connaissons suffisamment bien l’institution judiciaire pour savoir qu’il y en a – fassent l’objet d’une réponse, ce qui justifie que nous ayons soutenu la création de la commission d’admission des requêtes (chargée de recevoir les plaintes disciplinaires des justiciables).
Deux phénomènes justifient cependant que l’on ne voie pas dans l’augmentation des poursuites un progrès. Le premier est l’utilisation à trois reprises par le garde des Sceaux, relayé par le Premier ministre de l’époque, de l’arme disciplinaire pour sa vindicte personnelle contre certains magistrats, avec l’objectif non dissimulé d’affaiblir la justice économique et financière. Nous avons alerté le garde des Sceaux sur la situation de conflit d’intérêts qui nous semblait évidente, il est resté sourd à nos mises en garde, ce qui nous a conduits à signaler les faits à la Cour de justice de la République.
Le second est l’explosion des saisines pour insuffisances professionnelles. L’usage de l’arme disciplinaire pour ces situations révèle - parfois - la cécité du ministère s’agissant de la charge de travail en juridiction, la volonté de magistrats de ne pas sacrifier la qualité de leurs décisions, la souffrance et les pathologies tant physiques que psychiques (notamment l’épuisement professionnel ou la dépression) que cela peut induire. Nos élus au CSM tenteront donc de faire comprendre la réalité de notre métier aux membres communs et porteront haut le combat de la tribune des 3000 et du mouvement du 15 décembre 2021.
La tendance à la managérialisation de la justice s’est accrue ces dernières années, transférant progressivement davantage d’attributions aux chefs de juridiction et à la hiérarchie intermédiaire. Que faire lorsque le supérieur hiérarchique manque à ses obligations déontologiques ? Les magistrats de base peuvent se trouver dans une situation dissymétrique : les chefs de cour – et parfois de juridiction – sont fréquemment en lien avec la DSJ, quand ils n’ont pas été choisis directement par elle s’agissant des procureurs. De même, les chefs de juridiction s’appuient directement sur la hiérarchie intermédiaire pour organiser le tribunal et pourront avoir une tendance naturelle à prêter une oreille plus attentive à un coordonnateur qu’à un magistrat de base, moins ancien dans le corps, surtout lorsqu’il lui est reproché à lui-même des manquements.
Le Syndicat de la magistrature, à plusieurs reprises ces dernières années, a alerté les chefs de cours et, en cas d’absence de réponse, la chancellerie sur les défaillances alléguées de supérieurs hiérarchiques, à l’origine parfois d’importants dysfonctionnements au sein de la juridiction. La chancellerie a entendu certaines de nos demandes. Néanmoins, notre action n’est qu’un pis-aller. Nous appelons à une réflexion plus profonde sur le sujet, le cas échéant dans le cadre de la refonte de la loi organique : comment garantir une réponse aux manquements disciplinaires des « managers », chefs de cour, de juridiction, hiérarchie intermédiaire, sachant que les personnes qui signalent les faits soit au chef de cour soit lors d’une inspection risquent de se voir reprocher leur liberté de parole ? Comment s’assurer que la réponse ne se limite pas à du non disciplinaire – une mutation sur avancement du supérieur hiérarchique, par exemple - ou à de l’infradisciplinaire alors que les magistrats de base sont poursuivis et sanctionnés ? Au sein d’un CSM composé pour une large part de hiérarques - voir CSM #1 - le Syndicat de la magistrature, parce qu’il est attaché à la défense des magistrats de base de par sa culture et son histoire, luttera contre le « deux poids, deux mesures », pour que l’ensemble des magistrats soient logés à la même enseigne.
Le CSM en formation disciplinaire c’est :
Il peut prononcer (pour les magistrats du siège) ou conseiller au ministre (pour les magistrats du parquet) des sanctions qui vont du blâme avec inscription au dossier à la révocation (art. 45 du statut).
Il est saisi par le ministre, le plus souvent sur la base d’une enquête de l’inspection générale de la justice (IGJ), par un chef de cour, ou, plus rarement, par un justiciable si la commission d’admission des requêtes (CAR) a jugé la plainte recevable.
Avant l’audience, un rapporteur est nommé pour entendre le magistrat et, le cas échéant, diligenter des investigations complémentaires. Lors des auditions devant le rapporteur et durant l’audience, le magistrat peut se faire assister d’un avocat ou d’un pair.
La procédure disciplinaire, une fois le CSM saisi, peut paraître relativement satisfaisante sur le papier, le magistrat disposant de divers droits : communication du dossier et de l’enquête, droit d’être assisté par un pair ou un avocat, droit de consulter le dossier et les pièces nouvelles, d’en obtenir copie et d’avoir communication du rapport avant l’audience.
Mais c’est une vision erronée. Pour le parquet comme pour le siège, le rapporteur seul ne dispose pas du temps et des moyens suffisants pour réaliser toutes les investigations qu’il jugerait utiles, ce qui renforce la place déjà centrale de l’enquête administrative réalisée par l’inspection. Celle-ci a, en réponse à notre action depuis plusieurs années, connue des progrès significatifs ces dernières années en matière de contradictoire – le dernier étant le droit reconnu à la personne assistant le magistrat de poser des questions au cours de l’enquête administrative. D’importantes lacunes demeurent cependant : il est notamment urgent que le magistrat puisse se faire communiquer le rapport de l’inspection en amont de la décision du ministre de la Justice, afin de pouvoir formuler des observations à ce stade où le CSM n’est pas encore saisi. Par ailleurs, malgré des promesses réitérées de réforme sur ce sujet, le CSM ne s’est pas vu rattacher un corps d’inspection et continue à ne donner que des avis simples au ministre pour les magistrats du parquet. Entre les déplacements d’office et les décisions disciplinaires, le pouvoir exécutif conserve ainsi les moyens d’un interventionnisme, notamment pour des motifs politiques.